Courtes nouvelles littéraires |
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14/03/2025 |
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Qui suis-je? (La rencontre d’un Maître) |
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![]() Un maître demande à son serviteur d’aller lui acheter un melon au marché le plus près. Au retour du serviteur, le maître lui dit : « Mais, tu ne m’as pas rapporté de melon? » Le serviteur répond : « Mais oui maître! Je l’ai ici avec moi! » Constatant au même moment qu’il l’avait perdu sur son chemin. Son bras était resté tout ce temps dans la même position, comme s’il transportait toujours le melon de son maître. « Ah! Maître, je suis désolé. » Dit le serviteur. Voilà ce qu’est la souffrance, nous explique le maître. Nous vivons comme si nous la transportions toujours. Il faut la lâcher, s’en amputer, ne plus croire qu’elle fait partie de nous. Nous l’avions achetée on ne sait plus où mais surtout, réalisons que ce n’était pas un bon achat. Ne plus la tenir, ayant oublié de toutes façons ce qu’elle contient et d’où elle vient. J’étais à ma place et prenais de plus en plus conscience du cadeau que je venais de m’offrir en me mettant les pieds parmi ces quarante personnes qui pleuraient, riaient, criaient, hurlaient par instants et défilaient devant moi en même temps que devant leur propre misère… émotionnelle. C’était beau. C’était grand. J’étais bien malgré tout, pris dans ce nœud de douleurs atteignant jusqu’à mes os. Comme les autres, je tentais de répondre à cette question qui, par moments devenait maudite! Une question à laquelle on ne peut répondre par la logique et que les maîtres « ZEN » donnaient à leurs disciples à méditer, afin d’épurer leur système rationnel. « KOAN » est le nom qu’on donne à ces questions existentielles. Les plus célèbres sont : Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit? Quelle était la forme de ton visage avant ta naissance? Qui suis-je? Est aussi une de ces questions sans fond. J’étais en train de lâcher, enfin, mon melon acheté à je ne sais plus trop quel marché. Le processus, jamais interrompu du « Qui suis-je? », devenait de plus en plus mon ami. La question m’habitait. Rester au présent me hantait. Une courte visite du maître, pour encore nous raconter une autre de ses histoires, me réchauffait à l’intérieur pour le reste de la journée. Sa chaleur aidait à faire passer toute cette rigueur. Je sentais que même la méditation du matin préparait le terrain. Le dortoir qui servait de témoin à mes nuits m’indisposait pour presque prendre couleur de punition. J’avais peur de ce qui allait se passer. D’heure en heure, cela devenait de plus en plus ardu de me définir. « …Pour la première fois de votre vie, soyez bon pour vous-même… Soyez bon pour vous-même, …soyez bon pour vous-même...» Le maître répétait ces mots insistant du même coup pour rencontrer le regard de chacun de nous. Nos yeux se sont croisés. Cette phrase résonnait en moi et je décidais qu’il fallait que je sois bon pour moi. J’ai compris alors que la bonté que je sentais du maître venait du fait qu’il était d’abord bon pour lui-même. Des larmes ont jailli de mes glandes lacrymales puis, ces mêmes larmes ont servi à ce que je sente une sorte d’érosion à mon âme… Un tracé à vif, bien connu de mon cœur, que je portais en silence durant toute la pause. Après le repas, le maître nous a demandé de reprendre une place, n’importe laquelle, devant un partenaire nouveau. |
Quelque chose voulait monter, comme une nausée dénonçant ce bon vieil étranglement. Je n’avais plus le choix, c’était là, prenant toute la place. Une panique voulait surgir. J’ai levé ma main. À ce moment précis, je désirais au plus haut point revoir le maître. Ce n’était pas de l’attention que je voulais, en bon citoyen nord-américain non-sevré que je suis, ni de la fausse convoitise, ni avoir une place privilégiée près du maître, non. C’était simplement que pour la première fois de ma vie, j’acceptais le fait que j’avais besoin d’aide. Tout mon être exigeait que j’en fasse la demande. Mon corps voulait craquer, enfin. On m’a amené devant le maître. J’avais peine à marcher; un feu au milieu de ma poitrine voulait déchirer cet habitat trop petit et gardait mes larmes si chaudes. Ces larmes sillonnaient mon visage, me rappelant que je connaissais chacun de leurs parcours. C’était le temps pour moi de lâcher prise… Je tenais ma souffrance sous le bras. Je la tenais enfin; elle ne m’échapperait pas cette fois-ci! « Maître, je la tiens! Elle me torture, je la sens dans cet endroit trop petit. Pourquoi est-ce si petit? Pourquoi suis-je si petit? J’étouffe, mon feu étouffe! Pourquoi? » « Cesse de résister, puisque la douleur est justement cette résistance. Aime ce feu, aime-le comme moi je t’aime. » Me dit le maître. À partir de ce moment, une clarté en moi s’installait. Oui, une grande clarté comme jamais je n’en avais vécue. Elle est toujours là d’ailleurs, je la sens. Ces mots, ces simples mots « je t’aime » voulaient m’envahir, voulaient visiter tout mon être. Les « je t’aime » se multipliaient et couraient dans toutes les directions en dedans de moi. Ces « je t’aime » causaient comme des spasmes de bien-être. Je ne résistais plus. Les « je t’aime » hurlaient dans ma tête, mes viscères puis, mon cœur. Mon corps lui, vivait cette expérience d’une toute autre manière. J’ai dû l’écouter, le laisser à lui-même, acceptant sa paralysie sans peur; me disant que son tonus reviendrait bien de lui-même. Cette totale paralysie même si elle dure quelques heures je garde confiance. Les face à face, les « rounds », le processus continuait malgré ma position couchée. Les réactions défilaient devant moi mais, n’interrompaient pas le ici et maintenant. J’étais plus que jamais, présent à moi-même. De ces deux rangées monastiques s’élevait le murmure de quarante voix s’amplifiant autour de moi, me sécurisant à la fois. Je n’oublierai jamais ce murmure, grégorien je dirais. Il m’enrobait comme un temple est enrobé de ses murs. Je touchais enfin du doigt et du cœur un espace obscur, une souffrance devenue soudainement ancienne comme si elle n’était déjà plus mienne. Faire le deuil de sa souffrance suppose, bien sûr, une expérience de mort au préalable. Aujourd’hui, faire le deuil de votre présence « Maître » suppose, bien sûr, « l’Ultime Expérience » au préalable. J’ai appris votre mort. Je m’adresse au « Maître » en vous qui aviez été de passage dans ma vie spirituelle. Je m’adresse aussi à « l’Homme » en toi qui as été de passage dans ma vie charnelle. Je m’adresse au souvenir qui, en moi, ne s’effacera jamais. Un souvenir oui, comme un « Alléluia » qui me sert de guide à chaque fois que « je suis » aux prises avec mes oppositions; humain que « je suis » que nous sommes. À travers l’ennui que je ressens face à l’absence de l’Homme que tu étais sachez Maître que mon âme saura encore longtemps, célébrer votre « Lâcher Prise »…
À Jack. |