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14/03/2025 |
Les leçons de Polytechnique |
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Marc Lépine a des héritiers, de plus en plus nombreux, selon un chercheur américain, qui a plongé au cœur de l’univers des «hommes blancs en colère». | |
![]() Photo : Graham Hughes/La Presse Canadienne
En octobre dernier, un homme a menacé de perpétrer une tuerie inspirée de celle de Polytechnique («a Montreal massacre») à l’Université d’État de l’Utah à Salt Lake City. Dans un courriel sanglant, il promettait de se venger des «féministes qui ont ruiné sa vie», à moins qu’Anita Sarkeesian, critique féministe de jeux vidéos, ne renonce à donner une conférence à l’université. Le message était signé… Marc Lépine. L’auteur n’est pas le premier à s’inspirer de son funeste prédécesseur. Le tueur de Polytechnique a son armée de sympathisants. Pas besoin de chercher longtemps dans la blogosphère pour trouver des hommes qui justifient ses gestes, voire les célèbrent. Vingt-cinq ans après le massacre de 14 futures ingénieures — des «féministes qui m’ont toujours gaché [sic] la vie», notait Lépine dans sa lettre de suicide —, certains, au Québec comme ailleurs, excusent le meurtrier. Ils voient en lui un «héros qui s’est simplement défendu», un «opprimé qui a riposté contre la haine féministe», un «libérateur», un «saint». Et ils laissent entendre, à mots à peine couverts, que d’autres hommes pourraient à leur tour être poussés à bout. «Je ne serais pas surpris si 2-3 autres Marc Lépine surgissaient des cendres auxquelles le féminisme les a réduits et choisissaient la même voie que lui, écrit l’un d’eux. Et si le pire arrivait à des féministes, je n’en serais pas le moindrement désolé.» ![]() Michael Kimmel Michael Kimmel, sociologue de l’Université de Stony Brook (État de New York) qui dissèque la masculinité depuis 30 ans, a écrit un livre sur ces hommes-là: Angry White Men: American Masculinity at the End of an Era, paru en 2013. Il est allé à leur rencontre dans les tavernes, les usines, les expos d’armes à feu ; il a lu leurs tirades haineuses dans la blogosphère masculiniste ; écouté leurs diatribes sur les ondes des radios-poubelles ; assisté à des thérapies pour hommes violents ; interviewé des membres de groupes néonazis et de milices anti-immigrants. Et il conclut qu’une catégorie d’Américains, qu’il appelle les «hommes blancs en colère», sont plus enragés que jamais. S’estimant laissés pour compte par une société où ils ne sont plus tout à fait rois et maîtres, ils cherchent des réponses. Des boucs émissaires. Une revanche. |
Ce sont des hommes blancs, souligne l’auteur, qui ont commis la vaste majorité des massacres de masse dans l’histoire récente. Bien sûr, les furibonds que décrit Michael Kimmel ne basculeront pas tous dans pareille violence; ils s’abreuvent toutefois au même fiel, soutient le chercheur. Les Elliot Rodger, George Sodini et autres Marc Lépine étaient certes dérangés, mais on aurait tort de les voir comme de purs produits d’un déséquilibre psychique. Ils sont la manifestation extrême, estime-t-il, du virus de la rage qui a contaminé une frange de l’Amérique. Pourquoi un tel ressentiment? Michael Kimmel en décortique les ingrédients dans son ouvrage. 1. L’homme blanc n’est plus ce qu’il était. Il a mangé une claque, ces dernières années. À mesure que l’égalité des chances s’est accrue pour les femmes et les minorités, nombre d’hommes blancs ont trouvé sur leur chemin de nouveaux compétiteurs (et compétitrices) pour des emplois de plus en plus rares et précaires, sans pour autant renoncer à l’idéal de demeurer les pourvoyeurs du foyer. La récession de 2008, aux États-Unis, a été particulièrement brutale pour eux: 80 % des emplois perdus depuis la crise étaient occupés par des hommes. Pourtant, encore aujourd’hui, le simple fait de naître homme et blanc procure une prime salariale de 22 % par rapport aux hommes noirs, de 28 % par rapport aux femmes blanches et de 35 % à 47 % par rapport aux femmes noires ou hispaniques, rappelle Michael Kimmel. Les hommes blancs ont beau former, collectivement, un groupe plus favorisé que les autres, cela ne les empêche pas de se sentir dépossédés. Et cette glissade sociale est le premier ingrédient de leur rage. 2. La colère des privilégiés. Michael Kimmel n’est pas le premier à s’intéresser au désarroi des hommes. Mais ce que les autres analystes oublient souvent de mentionner, c’est la position de privilège à partir de laquelle ce désarroi s’exprime. Un privilège tenu pour acquis, comme faisant partie de l’ordre naturel des choses. Un privilège qui s’écroule. La colère de l’homme blanc que Michael Kimmel a observée, ce n’est pas la frustration des démunis. C’est l’indignation outrée de celui qu’on prive de son dû ; qui s’attend à ce que ce poste, cette admission à l’École polytechnique, cette place dans la société, ce pouvoir, ces rapports sexuels avec de jolies filles lui reviennent de droit. «Ceux qui n’ont rien n’ont pas l’impression de mériter quoi que ce soit ; ceux qui possèdent déjà quelque chose sont persuadés d’y avoir droit, écrit le sociologue. Cela déforme notre vision des choses et donne lieu à une colère mal placée — souvent dirigée vers ceux juste en dessous de nous dans l’échelle sociale, que nous jugeons forcément moins méritants que nous.» 3. Un «vrai homme» ne se laisse pas humilier. Un «vrai homme», selon l’idée que certains s’en font, ne tolère pas qu’on lui marche sur les pieds, qu’on le fasse sentir comme un faible, un inférieur, qu’on l’émascule. Humiliez-le, et il n’hésitera pas à user de violence pour rétablir son honneur. Car un vrai homme n’a jamais peur de brandir les poings pour prouver ce qu’il a entre les deux jambes. Ce modèle de la masculinité — cette idée qu’un homme est en droit d’employer la violence pour corriger une atteinte à son égo — est un autre moteur de l’agressivité de certains hommes blancs d’Amérique, selon Michael Kimmel. «Le spectre de la “mauviette” — la peur de l’émasculation et de l’humiliation que les hommes américains portent en eux — est à l’origine d’une part substantielle de la violence masculine. La violence est vue comme une preuve de masculinité», écrit le chercheur. Les recherches sur la violence conjugale, par exemple, montrent que c’est lorsque leur statut de chef de famille est contesté que les hommes tabassent leur conjointe, c’est-à-dire davantage en période de chômage ou après une séparation. Marc Lépine, George Sodini et Elliot Rodger ont tué pour venger l’affront subi quand des femmes, croyaient-ils, les ont privés des privilèges auxquels ils estimaient avoir droit en tant qu’hommes.
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Mettez ces ingrédients toxiques ensemble et vous avez la recette du ressentiment haineux qui grouille dans certains coins de l’Amérique et qui, parfois, vire au bain de sang. Si Michael Kimmel cherche à l’expliquer, jamais il ne l’excuse. On peut compatir, dit-il, avec ces hommes à qui on a promis que s’ils travaillaient honnêtement et enduraient leur sort sans broncher, ils auraient droit à leur part du rêve américain ; ceux qui se demandent comment s’y prendre pour se sentir comme de vrais gars, maintenant que les rôles sexuels sont chamboulés. Mais le sociologue n’a aucune patience pour quiconque laisse entendre que les femmes s’attirent elles-mêmes la violence dont elles sont victimes. Ni pour ceux qui rêvent d’un retour à une suprématie masculine incontestée. À ceux qui s’accrochent à ces ruines, Michael Kimmel dit simplement : «Get over it.» Revenez-en.
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Petite chronologie des héritiers de Marc Lépine 1990 Un étudiant armé d’un pistolet fait irruption dans une classe de bureautique du collège de Valleyfield et annonce aux étudiantes qu’après Polytechnique, c’est leur tour. 1999 Un homme écrit au Conseil du statut de la femme pour lui faire part de son intention d’imiter Marc Lépine en tirant sur des étudiantes de l’Université du Québec à Hull. 1999 Mario Morin fait mention du geste de Lépine lorsqu’il menace de faire sauter les centres jeunesse de Montréal. 2005 Le Québécois Donald Doyle envoie des menaces de mort à des groupes de femmes en se proclamant la réincarnation de Marc Lépine et en promettant d’achever le travail que ce dernier a commencé.
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2009 Dans une petite ville de Pennsylvanie, George Sodini, 48 ans, se rend au gymnase où il s’entraîne régulièrement, abat 5 femmes et en blesse 12 autres dans une classe d’aérobique avant de se faire exploser la cervelle. Dans son journal, il détaillait son insuccès auprès des femmes et sa rage grandissante de se voir refuser ce que tout homme est en droit d’espérer: «Je suis bien habillé, rasé de près, je me lave, une touche d’eau de Cologne — pourtant 30 millions de femmes m’ont rejeté sur une période de 18 ou 25 ans.» Mai 2014 Elliot Rodger, 22 ans, assassine 6 personnes et en blesse 13 autres à Isla Vista (Californie) avant de se donner la mort. Dans des écrits et une vidéo, il expliquait sa «guerre contre les femmes», née du désir de «punir» toutes les filles désirables qui ne s’étaient jamais intéressées à lui et l’avaient privé de sexe, lui pourtant le «parfait gentleman». |
Pour en savoir plus – Angry White Men: American Masculinity at the End of an Era, par Michael Kimmel, Nation Books, 2013. – Le mouvement masculiniste au Québec: L’antiféminisme démasqué, sous la direction de Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, Éditions du remue-ménage, 2008. Par : Noémi Mercier
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